|| Sur le projet


En recoupant les textes des experts, traduite dans la langue des données statistiques et historiques, l'histoire est la suivante : d'après les chiffres du recensement de 1941, la population de Cluj comptait 16763 personnes de religion israélite, représentant de 13 à 15% de la population totale de la ville. Au recensement de 2002, ils n'étaient plus que 223 juifs à Cluj. La ghettoïsation de la communauté juive a été ordonnée par le Ministère de l'Intérieur en vertu de l'ordonnance 6163 du 7 avril 1944. A Cluj, elle a consisté à masser dans la fabrique de tuiles 16750 personnes astreintes au port de l'étoile jaune. La surface couverte totale de la fabrique de tuiles étant de 19 600 m2, chaque occupant avait à sa disposition 1,17 m2. C'est le 25 mai que le premier train est parti vers les camps de la mort, avec 3130 personnes à son bord ; le second est parti le 29 avec 3417 personnes, le troisième le 31 avec 3270, le quatrième le 2 juin avec 3100, le cinquième le 8 juin avec 1784 et le sixième le 9 avec 1447 personnes. Cela signifie qu'à Cluj, en tout, 16 148 personnes ont été massées dans des wagons et déportées à Birkenau, et ce, quelques mois à peine avant la fin de la guerre. En 1945, un survivant, Márton Katz, à qui on avait au camp tatoué sur le bras le numéro 12636, fouillant les « dépouilles » de la population déportée, a rassemblé 150 photographies, qu'il a publiées sous la forme de deux albums. Ces photographies nous montrent 436 inconnus. 63 ans se sont écoulés depuis lors. Aujourd'hui, en 2008, l'énorme majorité de la défunte population juive de Cluj s'est transformée en simples données numériques.

Les albums de Márton Katz récupérés par la fondation Casa Tranzit contiennent 436 visages inidentifiables. Ces 436 visages représentent la trace de 436 êtres humains, trace restée sur place ou revenue au pays. Jusqu'à une certaine date, ces photographies adhéraient à la personnalité d'être individuels, uniques et irremplaçables, celle de l'épicier du coin, celle de la belle-sœur de quelqu'un, celle d'un acteur retraité du théâtre municipal, celle de Dieu sait qui. Aujourd'hui, ces photographies ont perdu leur identité, sont devenues pour nous de simples images, coupées de l'être concret qui fut leur détenteur de droit ; derrière elles, on ne voit plus personne. « Voilà la jeunesse de l'époque, voilà comment ils s'habillaient, voilà comment ils se coiffaient » - telles sont les dernières conclusions que nous pouvons en tirer, et voilà tout. En 1945, un clujien, Márton Katz, a demandé à ses concitoyens de l'aider à reconstituer l'identité des personnes représentées, et à exclure des albums ceux qui y figureraient par erreur. Sa tentative n'a pas été couronnée de succès : les formulaires d'identification sont restés vides, et les visages anonymes. Aujourd'hui, en 2008, nous répétons l'expérience tentée par Márton Katz. Bien sûr, nous arrivons bien trop tard sur les lieux du crime... Mais comment se résigner à l'idée qu'une ville entière puisse accepter que quinze pour cent de sa population disparaisse sans presque laisser de traces ? C'est pourquoi nous reposons la question : Qui reconnaît ces visages ? Quelqu'un sait-il où ils sont passés?

Le projet « Cine îi recunoaşte? Tudsz róluk? Missing 1944-2008 » rapproche de nous, c'est-à-dire avant tout des habitants du Cluj d'aujourd'hui, le souvenirs de ceux qui ont été arrachés à notre communauté en 1944. Les instruments de communication mis en place dans le cadre de ce projet (la table couverte de photographies pouvant passer de main en main, le feuilleteur virtuel, le catalogue rassemblant les photographies, le poster géant fixé sur la façade de l'ancienne synagogue Poale Tzedek, dont le bâtiment abrite aujourd'hui la fondation Casa Tranzit, les images digitalisées stockées sur notre interface virtuelle) s'efforcent tous de multiplier la reproduction des traces de ceux qui ont alors disparu, et ce, afin que ces derniers, à partir de la Casa Tranzit, puissent regagner la ville, et aussi pour que, grâce à Internet, ils puissent rencontrer un regard qui sera peut-être encore capable de reconnaître quelqu'un parmi les visages des disparus. En 1945, Márton Katz, en cherchant à identifier ces visages inconnus, espérait retrouver, autant que possible, la paix de l'esprit. Soixante-trois ans plus tard, nous nous sommes fixé un but diamétralement opposé : créer chez les habitants de Cluj, à travers cette nouvelle expérience de l'absence, de l'inquiétude. Et quand bien même nous n'obtiendrions plus de réponse à la question : « C'est qui sur cette photo ? », nous poserions une nouvelle question : « Qu'est-ce qui, en ce monde, rend une telle histoire possible ? »

Csilla Könczei, présidente de la Fondation Casa Tranzit